Bronzer : privilège ou acte politique ?
Il y a quelques jours, j’ai retrouvé une amie guadeloupéenne que je n’avais pas vue depuis plus de 10 ans. Comme beaucoup d’entre nous, elle est partie après le bac, et est rarement revenue. On s’est retrouvées, comme si le temps n’avait pas passé, et on est allées se baigner…
Dans l’eau, on papotait de tout et de rien, quand je lui dis :
« Dans pas longtemps je sors, j’irai bronzer un peu. »
Et là, elle m’arrête net :
« Tu sais… j’ai jamais fait ça. J’ai jamais bronzé, comme activité détente, de toute ma vie. »
Pour elle, aller à la plage c’est : prendre son bain, nager, et s’en aller. Pas besoin de s’attarder sur le sable. Elle m’expliquait que quand elle veut profiter de la plage, comme lieu de détente, elle s’organise pour y aller très tôt le matin, ou au coucher du soleil, pour s’éviter d’être trop exposée…
Du haut de ses 30 ans passés, elle n’avait jamais osé pratiquer cette activité toute bête, qui pour moi ressemblait à de la détente. Parce qu’enfant, comme moi, elle avait entendu les phrases assassines :
« Ne reste pas au soleil, tu es déjà assez noire comme ça. »
Parce que, déjà gamine, ses parents la couvraient de serviettes sur la plage, quand elle jouait dans le sable, pour pas qu’elle prenne trop de couleurs.
Parce que, dans son corps de petite fille, on avait déjà planté l’idée que le soleil était un ennemi — et que devenir ‘plus noire’ était problématique.
Et cette idée, elle a grandi avec elle. Elle est devenue une gêne, une honte, une limite invisible.
Parce que se coucher sur le sable chaud (seins nus en prime) pour « bronzer », pour beaucoup, c’est une activité ‘de blancs’. C’est une activité de gens qui ont le privilège de ne pas craindre le « trop noir ». Quand tu es noir(e), quelques teintes de plus peuvent te valoir des regards au bureau, des remarques idiotes de collègues, une candidature refusée pour un appart, ou les piques de ta propre famille.
Alors oui : bronzer peut être un privilège.
Et pour d’autres, bronzer devient… un acte politique.
On est restées une heure dans l’eau à parler de tout ça. Puis je lui ai demandé, tout doucement :
« Est-ce que tu veux bronzer avec moi, juste quelques minutes ? »
Elle m’a regardée, hésitante. Puis elle a dit :
« … pourquoi pas. Il y a un début à tout. »
Ce jour-là, sur une plage de Guadeloupe en 2025, j’ai vu mon amie s’allonger au soleil pour la toute première fois. Et j’ai compris que parfois, ce qui ressemble à un petit geste banal est en réalité une libération immense.